Je suis journaliste, correspondante à Beyrouth pour plusieurs médias depuis 2012. Je vais quitter le Liban, j’ai mille et une raisons de le faire et peut-être mille raisons de m’en réjouir. Je vais pouvoir traverser la route sans risquer d’être renversée par un chauffard, téléphone dans une main, cigarette dans l’autre. Je vais disposer d’électricité et d’eau 24h/24 et pouvoir avoir une conversation Skype avec vidéo intégrée. Un luxe dont on apprend à se passer ici.

Une nouvelle vie m’attend, mais quelque chose me chiffonne et me frustre dans mon départ : à 27 ans, je retourne chez mes parents et je laisse derrière moi des correspondances pour des médias renommés, un réseau que j’ai construit pendant trois ans et un pays que je prenais plaisir à couvrir. Tout cela, car à 27 ans, je ne vis pas de mon métier. Je travaille pour plusieurs rédactions. Les principales, peu nombreuses, respectent mon travail, m’écoutent, et ont un réel intérêt pour l’actualité internationale. Je n’ai jamais eu avec elles le moindre problème d’ordre éditorial, administratif ou personnel et c’est important de le souligner. Mais dans la conjoncture actuelle, rares sont les journaux/télés/radios qui peuvent se permettre d’avoir un salarié à l’étranger, un correspondant doit donc multiplier les supports. C’est mon travail avec ces autres médias ainsi que les discussions avec des journalistes freelance basés ici qui ont inspiré cette note.

Quand je suis arrivée à Beyrouth, j’étais plus optimiste et peut-être moins exigeante. Les débuts n’ont pas été roses : beaucoup de stress, peu de week-ends en dehors de Beyrouth de peur que «le téléphone ne sonne». Quelques larmes aussi, après des tournages ou montages particulièrement acrobatiques. Mes revenus étaient très aléatoires, je pigeais pour différents médias, souvent au gré de l’actualité. En moyenne, j’ai gagné environ 800 euros par mois pendant trois ans. Le même salaire que lorsque je travaillais 4 jours par semaine en télévision locale avant mon départ pour le Liban. Pour ces 800 euros, j’ai été pendant trois ans joignable 24h/24, 7 jours sur 7 : l’info n’attend pas. Pour ces 800 euros, j’ai été plusieurs fois prise dans des tirs croisés de snipers et une fois pourchassée par un hélicoptère du régime syrien (1). Pour ces 800 euros, j’ai été les yeux et les oreilles de plusieurs médias francophones au Liban. Et avec ces 800 euros, j’ai payé moi-même mon permis de résidence, ma caméra et mon assurance santé. Et bien sûr, mon loyer, qui a triplé depuis 2012 et l’afflux massif de réfugiés syriens dans la capitale libanaise.

Ma situation financière n’est pourtant pas mon problème principal. J’ai toujours su me contenter de peu quand je faisais ce que j’aimais, encore plus dans une ville où le soleil brille 10 mois par an. Ici, de nombreux correspondants acceptent, bon gré mal gré, de travailler avec des revenus similaires (2). Tous ces journalistes prennent quotidiennement le pouls de leur quartier, de leur ville, de leur pays. Les marchands de légumes, les colonels haut placés, les artistes, les cireurs de chaussures : tous sont autant de sources précieuses qui permettent de raconter avec justesse et attachement le pays dans lequel ils ont choisi de vivre.

Nous sommes journalistes de jour comme de nuit, passionnés, mais pas toujours encartés. Oh, ces polémiques sur ces cartes de presse déchirées en pleine émission par des nantis de notre profession? Est-ce utile de rappeler que dans certains pays, elle permet aux journalistes de rester en vie? Au Liban, sans tomber dans cet extrême, le précieux sésame nous permet d’accéder à l’information vive (une scène d’attentat, une ville bombardée à la frontière, une zone militaire…) et nous évite parfois de pénibles interrogatoires. En 2014, je ne l’ai pourtant obtenue qu’en décembre, et en appel. Les modes de facturation imposés par certains médias m’ont bloqué son processus d’obtention, quelle ironie alors que je ne vis que du (et pour le) journalisme.

Nous sommes journalistes, mais nous sommes fatigués. Je ne compte plus les soirées autour d’une bouteille de vin où l’on s’est dit que l’on allait arrêter, ou au moins faire les choses différemment. Je ne compte plus ces anecdotes partagées avec résignation… Tel rédacteur en chef a refusé un sujet sur les réfugiés syriens parce que «ça n’intéresse plus». Tel autre, qui se souvient que tu existes environ deux fois par an et t’appelle de bon matin pour te demander si tu es «disponible pour un direct». Oui oui, dis-tu à moitié endormie en t’attendant à avoir au moins une demie heure devant toi pour préparer ton sujet. «Alors tu es à l’antenne dans 3 minutes» te répond-on en te transférant immédiatement en régie . Tel secrétaire de rédaction aura pour sa part changé le titre de ton article, sans se rendre compte qu’il peut te mettre en danger. A un mot près, tu peux devenir «anti-ci» ou «pro-ça». Un terme mal utilisé, et c’est un contact précieux qui te claque la porte au nez, ou un responsable de la sûreté générale qui y regardera à deux fois avant de renouveler ton visa. «Nous ne sommes pas correspondants aux Bahamas», pour reprendre les mots d’une ancienne collègue que j’estime.

Nous sommes journalistes et nous sommes aussi des fantômes. Certains chefs sont-ils conscients que lorsqu’ils refusent un article sur la Syrie parce que «de toutes façons personne n’y comprend rien», c’est aussi nos sensibilités et nos vécus qu’ils heurtent? Alors, quelle est la limite? Est-ce que 3 ans de professionnalisme et de dévotion sont suffisants pour commencer à dire non? Et à quel prix? Dire non, c’est faire pencher la balance financière vers 700 euros mensuels plutôt que 800. Alors, pour ne plus travailler dans ces conditions, certains sautent le pas. Nous sommes plusieurs à quitter le pays cet été. D’autres suivront, j’en suis sûre.

Nos remplaçants ici? Ils s’useront aussi. Petit à petit, ces voix s’éteindront, étouffées par une information de masse, des dépêches écrites à la hâte, des informations diffusées avant d’être vérifiées. C’est la petite mort des correspondants. Cette agonie peut encore être évitée, par le public en suivant et soutenant les médias qui font entendre nos voix, et par nous en pensant le journalisme autrement. Certains de mes collègues sur le départ envisagent de créer leurs propres médias. Pour ma part, je souhaite rester journaliste indépendante (et donc libre de dire « non ») et me partager entre des piges pour des médias que je respecte (et qui respectent mon travail) et des reportages à l’étranger. Il va falloir réinventer mon quotidien, trouver un nouvel équilibre, et aussi une nouvelle manière de raconter, de témoigner et d’enquêter, en passant quelques semaines dans les pays que je veux couvrir, et non plus en y habitant. La suite reste encore à écrire…

Anaïs Renevier

(1) il est important de souligner que j’ai été confrontée à ces situations dangereuses de ma propre volonté, aucun des médias pour lesquels j’ai travaillé ne m’a encouragée à ces actes, au contraire.

(2) ce constat exclut les quelques correspondants salariés ou envoyés de France par leurs médias. Il existe bien sûr des moyens alternatifs pour vivre du journalisme au Liban en tant que freelance, certains travaillent pour des journaux locaux ou trouvent des petits boulots à mi-temps.